DETECTION – LEGISLATION

UNE DETECTION QUI SOULEVE DE GRAVES INTERROGATIONS

Une intensification de la toxicité de molécules plus récentes est révélée au regard des dosages employés. Très souvent, ces dernières s’utilisent à des doses beaucoup plus faibles qu’auparavant. Par exemple, 1000 g/ha/an pour l’atrazine-herbicide interdit depuis vingt ans et rémanent contre 20 g/ha/an pour le prosulfuron associé à 150 gr/ha/an de dicamba (produit Casper) pour un résultat équivalent à l’égard des adventices ; constatation identique avec les nouveaux fongicides SDHI (environ 200 à 300 g/ha/an contre 3000 g/ha/an pour le folpel). Cette tendance associée à une hausse et à une stagnation des tonnages depuis 2014 n’en est que plus destructrice pour le vivant.

D’autre part, avec des limites de détection quasi-identiques pour ces différentes molécules, l’on recherche dans les eaux de surface et souterraines ces molécules utilisées avec des dosages dix fois moindres et plus, pour un même impact. Il ne faut donc pas s’étonner par exemple qu’aucune analyse n’ait permis de détecter du boscalid ou de la cyperméthrine dans les eaux de la Charente alors qu’elles sont employées de façon importante sur le bassin.

Plusieurs paramètres impactent la présence de pesticides dans les eaux de surface, mais des limites de détection non réajustées et la multiplication des substances employées (90 substances herbicides différentes, de même pour les fongicides) rendent nombre de substances quasi-indécelables au regard des limites de quantification contractualisées avec les laboratoires prestataires de ces analyses, même si les doses infimes suffisent à provoquer de graves perturbations et que l’effet cocktail n’est jamais pris en compte. A titre d’exemple, 3,5 milliardièmes de gramme d’imidaclopride (insecticide interdit en 2018) suffisent à tuer une abeille et la cyperméthrine (insecticide proposé à la substitution mais toujours autorisé) ne doit pas dépasser une dilution de 0,0006 µg/L dans nos rivières pour la préservation des invertébrés aquatiques. Pour cette dernière molécule, la limite de quantification est aussi de 0,01 µg/L, soit 17 fois sa limite à ne pas dépasser, et pourtant il arrive de la quantifier ; elle tue en silence, sans que nous puissions nous en apercevoir.

Dans nos rivières et notre eau potable, peu de métabolites issus de la dégradation des molécules mères sont recherchés malgré leur toxicité potentielle et une présence souvent plus importante que les substances d’origine. C’est particulièrement le cas pour les fongicides massivement employés dans le vignoble, tel le mancozèbe qui se dégrade en plusieurs molécules dont l’ETU, aussi dangereux que la substance mère ; idem pour le métirame et le prothioconazole. En 2021, les 13 substances fongicides les plus employées en Charente-Maritime représentent un tonnage de 560 tonnes ; à titre de comparaison les 11 substances herbicides les plus utilisées totalisent 581 tonnes.

Alors que les métabolites des principaux herbicides sont recherchés, ce n’est pas le cas pour les fongicides. Depuis 2021, un métabolite du fongicide chlorothalonil,  substance interdite depuis 2019, est désormais recherché et la multiplication des eaux où il est quantifié provoque des difficultés chez les producteurs d’eau potable puisqu’il est considéré comme pertinent et le plus souvent quantifié à plus de 0,1 µg/l. Le chlorothalonil est l’un des fongicides parmi les 13 substances sus-évoquées et c’est loin d’être le plus utilisé.

Le tonnage de ces 13 substances fongicides représente presque 40 % de la totalité des substances soumises à redevance pour pollutions diffuses sur le département. La vallée du fleuve Charente et de ses affluents concentre l’immense majorité des surfaces du vignoble cognaçais, qui s’étend sur 80 000 ha. 38 % de l’eau potable consommée en Charente-Maritime, soit 17 millions de m3, provient de l’eau pompée dans le fleuve Charente qui traverse ce vignoble.

En l’état actuel des informations accessibles au public, nous pouvons fortement suspecter une sous-évaluation des molécules chimiques d’origine agricole présentes dans les eaux brutes de la Charente. Qu’en est-il de l’eau potable, quelles sont les molécules recherchées et avec quelles limites de quantification, une fois appliqués les traitements au charbon actif et à l’osmose inverse ? Ces informations détenues par l’ARS, l’Agence Régionale de Santé, ne sont pas divulguées au public.

220 substances de synthèse utilisées en Charente-Maritime sont soumises à la redevance pour pollutions diffuses (RPD). Les substances et leurs adjuvants se dégradent, plus ou moins rapidement, en plusieurs métabolites générant d’autres centaines de molécules qui entrent en interaction, créant un effet cocktail dont les milliers de scénarios ne peuvent plus être évalués. En toxicologie, on étudie traditionnellement les effets d’une seule substance à la fois alors qu’elles se combinent par milliers dans l’environnement. En 2017, une équipe de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (IRSET) de Rennes spécialisée dans les « effets cocktails » a montré pour la première fois, sur des tissus humains, qu’un mélange de molécules aux propriétés perturbatrices endocriniennes pouvait avoir un effet démultiplié sur l’organisme, avec un facteur allant de 10 à 1 000. Selon l’association Générations Futures, ce sont au moins 750 molécules pesticides et métabolites qui devraient être recherchées. Dans les eaux brutes (eaux de rivières) du département, ce sont 263 molécules qui sont recherchées, et l’ATMO en recherche 107 dans la surveillance de la qualité de l’air.

DES SUBSTANCES CANCERIGENES, MUTAGENES, REPROTOXIQUES, PERTURBATEURS ENDOCRINIENS, DIFFICILES A RETIRER DU MARCHE, ET DES EVALUATIONS INSUFFISANTES

67 substances achetées en Charente-Maritime sont classées cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction (CMR) (CMR1A : effet avéré, CMR1B : effet supposé, et CMR2 : effet suspecté).

Ces substances devraient théoriquement être interdites par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) lors de la procédure de réautorisation et de réévaluation associée, mais les procédures décennales sont lourdes et les lobbys très actifs. Par ailleurs, lors de la mise sur le marché, aucune substance n’est catégorisée CMR ; ce n’est que plus tard – trop tard – lorsque la société civile dénonce les dommages d’une substance qui a été épandue pendant des années, des décennies, et lorsqu’arrive le temps du renouvellement de l’approbation – au bout de 7 à 10 ans – qu’il peut y avoir retrait de l’autorisation de la substance.

Plus de 200 substances ont déjà été interdites depuis plusieurs décennies. Durant ces dernières années, de nombreux retraits d’autorisation ont été prononcés par la Commission européenne malgré une procédure d’évaluation superficielle. Ces retraits ont concerné : le diquat, l’éthoprophos, le glufosinate, le chlorothalonil, le 1.3 dichloropropène, l’isoproturon ; interdictions par l’ANSES pour les produits contenant les substances suivantes : le métam-sodium, cinq néonicotinoïdes, le sulfoxaflor, l’époxiconazole, le diméthoate, le chlorprophame, avec des risques juridiques pour l’Etat français puisque des justifications scientifiques doivent être transmises aux instances européennes. Plus récemment, un non renouvellement a été prononcé par la Commission européenne en 2020 pour le bénalaxyl, le béta-cyfluthrine, le bromoxynil et le thiophanate-méthyl. En 2021, ce sont le mancozèbe, fongicide massivement employé, ainsi que le phosmet, le carbétamide et le cyproconazole qui ont été interdits par la Commission européenne. En 2023, le S-métolachlore dont les métabolites sont très mobiles dans les eaux, est interdit. Et par décision de la justice européenne, les dérogations pour l’utilisation des néonicotinoïdes ne sont plus autorisées pour les Etats membres. En 2022 et 2023, l’Anses a interdit les produits à base d’oxamyl, d’ipconazole, d’adoxophyes, de spiromésifène, de dimoxystrobine, de bacillus firmus L- 1582. Au total, ce sont 31 substances qui ont été retirées en 2023 et début 2024. Sous la pression d’un lobbying intense, ces retraits d’autorisation cohabitent avec la reconduction de substances dangereuses, tels le glyphosate et les fongicides SDHI.

Les revirements autour du glyphosate ont animé le débat politique lors de sa procédure de ré-homologation durant l’année 2023. Les études retenues ont été dénoncées comme insuffisantes et partiales par les ONG, puisque seules les études des industriels de l’agro-chimie ont été prises en compte. En 2023, cet herbicide a été réautorisé pour 10 ans malgré  l’expertise collective rendue par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en juin 2021 établissant sa génotoxicité,  son impact endocrinien et sa neurotoxicité, avec un impact sur les vers de terre et la fertilité des sols.

Dans son rapport n°2018-SA-0163, l’Anses identifie 18 substances CMR1B, c’est-à-dire CMR supposé pour l’homme (en général sur un fondement CMR avéré lors d’expérimentations animales). La propyzamide relevant de la catégorie CMR1B a été pourtant renouvelée en 2018. Nombre de substances sont actuellement en phase de réévaluation au niveau européen : ipconazole, flurochloridone, spirodiclofen, halosulfuron-methyl, bromoxynil, dimoxystrobine, folpel, sulcotrione, métazachlore, prochloraz, chlortoluron. Certaines de ces substances figurent parmi les molécules les plus employées, le lobbying est déjà à l’œuvre ; et, à défaut de modification de pratiques culturales, le retrait conduit généralement à l’emploi d’autres produits tout autant toxiques.

Chaque année, des substances sont reconnues plus toxiques qu’elles ne l’étaient auparavant. En janvier 2021, l’arrêté annuel relatif à la RPD a transféré dans la catégorie CMR les substances suivantes : phosmet, alphaméthrine, picoxystrobine, métaldéhyde. En 2022 et 2023, huit substances auparavant classées « autre » sont reconnues pour leur toxicité et désormais soumises à la RPD, et le quizalofop-p-tefuryl est maintenant classé CMR.

Des substances sources de désastre environnemental comme les SDHI restent volontairement sous-évaluées. Au-delà des impacts sur l’humain dénoncés par les chercheurs de l’Inserm, il est aussi mis en évidence l’impact délétère du boscalid (fongicide SDHI le plus employé) sur l’espérance de vie des abeilles reines et donc sur le fonctionnement de l’ensemble de la ruche et sa résilience face aux parasites avec de graves conséquences. Qu’en est-il de l’ensemble des pollinisateurs sauvages ? En 2023, l’ANSES a mandaté une étude sur les pesticides SDHI mais non sur leurs effets toxiques sur la respiration cellulaire – alors qu’ils font l’objet d’une alerte depuis 2018 par des scientifiques du CNRS, de l’INRAE et de l’INSERM pour les ravages qu’ils pourraient causer sur notre santé – car les autorités sanitaires françaises ont largement contribué à restreindre leur travail en fondant la majeure partie de l’expertise sur les données fournies et financées par l’industrie des pesticides. Malgré ce cadre restreint, l’ANSES en a conclu à des atteintes multiples sur notre santé, notamment sur le foie, la thyroïde, les glandes surrénales, ou encore notre système visuel et nerveux.

UNE LEGISLATION SOUS INFLUENCE ET DES AVANCEES ILLUSOIRES

La prise de conscience croissante des dangers, des ravages et des dommages collatéraux, les protestations croissantes de la société civile ont conduit la Commission européenne à proposer dès 2013 une réforme de la procédure d’homologation des substances pesticides. Onze années plus tard, le blocage de certains Etats membres sous l’influence du lobbying des multinationales du pesticide n’a pas permis l’aboutissement de cette nouvelle procédure d’autorisation préparée par l’EFSA. Cette nouvelle procédure prenait en compte la toxicité chronique sur les larves, les pollinisateurs sauvages ainsi que l’impact sur le pollen et les produits des abeilles, la dérive des poussières et les effets sur l’eau. Des données sur le comportement ou sur la reproduction pouvaient également être requis.

Ce projet encadrait aussi une méthodologie des études d’homologation fournies par les industriels. L’homologation actuelle se fonde sur une procédure obsolète, elle ne s’appuie que sur la toxicité aigüe envers les seules abeilles domestiques ; elle ne prend notamment pas en compte le caractère systémique des substances et les SDHI. Selon les experts, 70 % à 90 % des substances actuellement autorisées ne pourraient plus l’être si cette réforme avait été mise en œuvre. Aujourd’hui, l’on s’achemine vers un compromis faisant la part belle aux industriels du pesticide. Encore une occasion manquée au profit de la rentabilité économique de court terme d’un modèle agricole non durable et destructeur.

Les procédures sont incomplètes. Il en est ainsi des évaluations de la perturbation endocrinienne, des SDHI, de la non considération de la persistance. Cette évaluation endocrinienne se concentre sur certaines voies. « Les autres voies, par exemple métaboliques avec la régulation des lipides, ne sont pas explorées. Or beaucoup de PFAS (persistants) les perturbent, a déploré Pauline Cervan, toxicologue à Générations Futures. Par ailleurs, les effets des métabolites sont très mal évalués : la toxicité chronique n’est pas prise en compte alors qu’ils sont persistants. » 

Selon Paule Bénit, ingénieure de recherche à l’Inserm, et Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS, spécialistes des maladies mitochondriales : « Il a été montré, par exemple, que des cellules humaines en culture mises en présence de très faibles quantités de SDHI (substance fongicide de synthèse récente) meurent en quelques jours. Les mécanismes d’action des SDHI permettent d’affirmer que des doses même bien inférieures à celles actuellement autorisées seront toxiques sur le long terme pour les organismes vivants qui y seront exposés. » Ces éléments accessibles depuis des années dans la littérature scientifique mondiale ne sont pas pris en compte par les agences de sécurité, qu’elles soient européennes ou françaises, telle l’ANSES.

Le règlement sur les pesticides et la jurisprudence de l’Union européenne ordonnent aux États membres d’évaluer la toxicité à long terme pour l’homme des formulations des produits pesticides avant de les autoriser. Or à ce jour, selon Générations Futures, aucune étude de toxicité à long terme n’a été réalisée sur les formulations, même lorsqu’il existe des indications selon lesquelles l’ensemble du produit est plus toxique que la substance active elle-même.

Pour les coformulants destinés à rendre la substance plus toxique et pénétrante, ce n’est qu’en 2023 que des critères harmonisés ont été adoptés pour identifier les coformulants inacceptables. Malgré ces critères, aucune exigence en matière de données n’est applicable aux coformulants, ce qui signifie que les États membres ne reçoivent pas les données toxicologiques dont ils ont besoin pour effectuer une évaluation des risques. De ce fait, leur toxicité reste totalement inconnue.

Nous n’avons jamais affaire à un seul pesticide dans la nature mais, de façon simultanée, souvent à des dizaines d’entre eux, dans des conditions extrêmement variables. L’action de chacun de ces pesticides en petite quantité passera « sous les radars » des expériences réglementaires. Et vu leur grand nombre, ces cocktails de pesticides ne peuvent être simulés en laboratoire. Il est irresponsable d’assurer qu’il n’y a là pas de problème car les effets sont alors démultipliés.

Par exemple, l’utilisation d’oxygène dans les mitochondries des cellules repose sur une chaîne respiratoire composée de quatre complexes qui se trouvent être ciblés par différents pesticides. Alors que le complexe II (appelé aussi SDH) est ciblé par les SDHI, le complexe I l’est, lui, par la roténone, longtemps vendue comme insecticide en France, le paraquat et, de façon secondaire, par de nombreux pesticides, dont des triazoles, vendus eux comme fongicides. Le complexe III est, lui, ciblé entre autres par les strobilurines, vendues comme fongicides, et certains SDHI. Le complexe IV sera lui sensible au cyanure (encore utilisé aux États-Unis pour tuer les loups), mais également par le sulfure d’hydrogène, libéré lors de la décomposition des algues vertes, dont la prolifération est largement due aux nitrates rejetés par l’agriculture et les effluents d’élevage. Le fonctionnement de cette chaîne respiratoire est sous la surveillance étroite de substances et d’enzymes dites antioxydantes. De ce point de vue, nombreux sont les pesticides qui vont diminuer les capacités des cellules à fabriquer ces substances et enzymes antioxydantes, induire un stress oxydant susceptible de causer la mort des cellules, par exemple le glyphosate et de nombreux herbicides, de nombreux néonicotinoïdes, dont les tueurs d’abeilles comme l’imidaclopride.

L’étude de la toxicité d’un pesticide isolé est très insuffisante, le mélange de différents pesticides pourra avoir un effet largement démultiplié et entraîner la destruction accrue des cellules. On peut raisonnablement s’interroger, au vu de l’omniprésence des pesticides, sur la faisabilité et la signification des études de toxicologie qui portent sur un nombre très limité de pesticides. Sans parler du coût de telles études.

Depuis 2008, la France enchaine les plans, les législations, sans avoir jusqu’ici réussi à infléchir son utilisation massive de pesticides. Malgré 700 millions d’euros engloutis, le plan Ecophyto de 2008 est un échec, et sa relève en 2018 avec Ecophyto2+, dans la droite ligne du modèle précédent, n’incite pas à l’optimisme malgré un engagement financier de 70 millions d’euros par an. Alors que l’objectif était une baisse de – 50 % d’ici 2025, nous restons très éloignés d’une trajectoire cohérente avec cet objectif.

D’autres dispositifs tentent de limiter les impacts les plus nocifs, tel le plan pollinisateur, promu par le ministère de la Transition écologique et solidaire dévoilé le 17 décembre 2020. L’un des éléments de ce plan est la publication d’un nouvel arrêté censé protéger les insectes pollinisateurs en interdisant l’application des pesticides en pulvérisation pendant les périodes de floraison. Mais une fois de plus, sous la pression de la FNSEA, ce nouvel arrêté se limite à fixer des heures pour l’épandage, sans imposer une interdiction durant la floraison, ce qui ne va guère mieux protéger les pollinisateurs. Encore une occasion manquée…

La société civile engage des recours. En janvier 2023, trois ONG françaises ont saisi le Conseil d’Etat pour faire reconnaitre la tromperie envers le consommateur que représente le label agricole « Haute Valeur Environnementale » et mettre un terme à ce greenwashing qui dure depuis plus de 10 ans. Ce ne sont pas les quelques modifications à la marge de son référentiel que le gouvernement vient de décider, qui peuvent améliorer la performance environnementale de ce label. La production des aliments continue à être autorisée avec des substances perturbatrices du système endocrinien, pouvant être cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques possibles ou des produits polluants des eaux, ou ayant des effets délétères pour la biodiversité. Espérons que cette duperie arrive à son terme.

Au titre des bonnes nouvelles, l’interdiction en janvier 2023 de la Cour de Justice de l’Union Européenne sur les néonicotinoïdes s’impose à la France : « Les États membres ne peuvent pas déroger aux interdictions expresses de mise sur le marché et d’utilisation de semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes« . Elle intervient à la suite d’une action de PAN Europe (Pesticide Action Network Europe). Après des dérogations accordées en France aux producteurs de betteraves pour les années 2021 et 2022, le ministre de l’Agriculture a dû renoncer à une reconduction en 2023, alors qu’elle était déjà annoncée.

Sur le plan juridictionnel national, le tribunal administratif de Paris, saisi par les ONG environnementales, a condamné jeudi 29 juin 2023 l’État français à réparer sous un an le « préjudice écologique » causé par l’utilisation massive des pesticides dans l’agriculture. Le tribunal a ordonné à l’État jusqu’au 30 juin 2024 au plus tard de mieux respecter ses trajectoires de baisse d’utilisation des pesticides et de protection des eaux : « L’État a commis deux fautes, en méconnaissant d’une part les objectifs qu’il s’était fixés en matière de réduction de l’usage de produits phytopharmaceutiques et, d’autre part, l’obligation de protection des eaux souterraines ».  La rapporteure publique a estimé que le législateur avait « entendu donner une portée normative au plan Ecophyto » et donc contraignante. L’Etat fera très probablement appel de cette décision.

Tandis que la Commission européenne tente d’enclencher un processus de baisse de 50 % des pesticides d’ici 2030 au travers de sa stratégie du Green Deal, en novembre 2023 les députés européens ont sabordé cet objectif en rejetant la réglementation proposée pour sa mise en œuvre. Ce vote est très inquiétant et n’accompagne pas la relance d’un nouveau plan Ecophyto pour 2024.

Des scientifiques apportent des solutions. Ainsi les recherches de l’INRAE pour développer des vignes résistantes au mildiou et à l’oïdium par croisement avec des variétés sauvages, ont permis en 2018, l’inscription de quatre nouvelles variétés au catalogue français : Artaban, Floreal, Vidoc et Voltis. Pour ces quatre variétés, les traitements pesticides seraient réduits de 90 %. Le Bordelais et la Champagne ont commencé à tester ces variétés ; nous n’avons pas d’information sur le vignoble cognaçais où le cépage Ugni Blanc est omniprésent malgré sa grande fragilité face aux maladies fongiques. Ce transfert de cépage serait d’autant plus intéressant que la surface du vignoble charentais est en croissance de + 25 % sur quelques années, atteignant une superficie d’environ 90 000 hectares, et que les secteurs viticoles sont les plus utilisateurs de pesticides.

Les pouvoirs publics poursuivent aujourd’hui l’engagement de moyens importants pour soutenir les alternatives aux pesticides, principalement avec l’INRAE dans le cadre du programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement », également du programme sur la sélection variétale et sur les grands défis du biocontrôle et de la robotique. L’agroécologie et les alternatives aux pesticides sont au cœur de la feuille de route 2030 de l’INRAE qui coopère sur ces thèmes avec 34 instituts de recherche de 20 pays européens.

Selon une étude prospective de l’INRAE de 2023, une sortie complète des pesticides chimiques est possible, sans réduire fortement la production agricole et sans avoir d’impact sur la balance commerciale de l’Union européenne, tout en amortissant le poids climatique de l’agriculture et en restaurant la biodiversité. Une telle transformation n’impliquerait toutefois pas le monde agricole seul, mais l’ensemble des acteurs des systèmes alimentaires, des producteurs aux consommateurs en passant par les entreprises et les pouvoirs publics.

Les politiques publiques pour favoriser la baisse des usages des pesticides passent nécessairement par un changement de modèle agricole, dont le cahier des charges de l’agriculture biologique est l’exemple le plus abouti. D’après l’évaluation des actions financières du programme Ecophyto de 2021 CGEDD/CGAAER/IGF, « la conversion de 25 % des exploitations et des surfaces agricoles aujourd’hui conventionnelles, les autres ne changeant pas leurs pratiques, permettrait d’atteindre la moitié de l’objectif d’une réduction moyenne de 50 % des produits phytosanitaires. » Les outils sont déjà multiples, la PAC, la loi EGALIM, la Stratégie nationale biodiversité 2030, la stratégie des aires protégées 2030, l’outil ZSCE pour la qualité de l’eau potable, les captages sensibles de la directive eau potable (dont la définition tarde à être publiée un an après la consultation publique de septembre 2022), le réseau Natura 2000, les ZNT… sont autant de leviers et d’orientation inscrits dans la loi et qui devraient contraindre l’action publique.

Mais dans le même temps, les firmes agrochimiques peaufinent de nouvelles générations de pesticides, basés sur des brins d’ARN, dont nul ne connait la potentielle nocivité. Des scientifiques émettent de fortes craintes sur ces nouveaux produits qui risquent d’accélérer encore l’effondrement du nombre d’insectes, en particulier des pollinisateurs. « Trop de nouvelles substances sont produites et relarguées dans la nature, sans que les scientifiques aient le temps d’analyser correctement leurs effets », déplore Benoît Geslin, chercheur et spécialiste des relations plantes-insectes à l’Université Aix-Marseille. « On commence à peine à parler des technologies dites de “silençage génétique” que l’on apprend déjà que certains produits sont prêts à être mis sur le marché ! » Deux applications sont possibles : par des OGM, ou par l’application externe du produit à base d’ARN par pulvérisation, trempage des racines ou injection dans le tronc des arbres à protéger. Comment s’assurer que cette séquence ne se retrouvera pas dans le génome d’insectes proches, fruits d’une évolution commune ? Selon une étude publiée en 2021 dans la revue RNA Biology, nul besoin de détenir une séquence identique à 100 % pour être touché par un pesticide à ARN. « Cet effet hors cible peut se produire dès lors que deux espèces d’insectes partagent un gène similaire à plus de 80 % »alerte l’ONG Pollinis. Or, arthropodes, coléoptères et autres auxiliaires des cultures disposent de génomes relativement similaires.

La fin progressive des substances chimiques de synthèse pourrait être relayée par des produits génétiques tout autant mortifères pour la biodiversité déjà détruite à 80 %, et plus pour certaines espèces.

Fin janvier, une fronde massive du monde agricole motivée principalement par un effondrement des revenus, devient l’occasion pour des revendications fourre-tout dans lesquelles la FNSEA inscrit la fin du nouveau plan Ecophyto 2024-2030 et semble obtenir gain de cause. Il ne s’agirait que d’un moratoire, mais dont nul n’en connait la durée.

Et pour généraliser ce renoncement, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé, le 6 février 2024, le retrait du règlement sur les pesticides, qui imposait une réduction de moitié de leur usage d’ici à 2030, avant même tout commencement de mise en oeuvre. Alors que le projet de texte avait été torpillé par le Parlement européen en novembre 2023, les discussions entre États membres s’enlisaient péniblement. Qui plus est, la gronde agricole contre les « normes imposées par Bruxelles » a également agité d’autres pays européens, tels les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Espagne.

Ce règlement sur les pesticides incarnait pourtant l’un des axes majeurs du Green Deal, ou « Pacte vert », feuille de route fixée par la Commission européenne pour lutter contre les dérèglements climatiques et la chute de la biodiversité. Nos populations et notre environnement vont donc continuer à subir les pathologies sur la santé, les destructions de biodiversité provoquées par des usages de pesticides hautement toxiques, pour une durée indéterminée, avec le soutien et la complicité de certains partis politiques sous influence des lobbys de l’agrochimie.